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Poste de pêche de Percé en 1866. Gravure de Thomas Pye. Canadian scenery Gaspé. Musée de la Gaspésie. 99.28.395.
Poste de pêche de Percé en 1866. Gravure de Thomas Pye. Canadian scenery Gaspé. Musée de la Gaspésie. 99.28.395.
Les compagnies jersiaises en 1836
27 octobre 2023

En 1836, l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland visite la Gaspésie en compagnie de l’évêque du diocèse, Pierre-Flavien Turgeon. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il publie le récit de son voyage dans des articles (1861) ainsi que des monographies (1866 et 1877). Voici comment le prêtre décrit les Jersiais et les différentes compagnies de pêche qu’ils ont créées:

 

“Juin, 25. 

[…] La baie de Gaspé est une belle nappe d’eau, large de huit milles et s’avançant environ six lieues entre deux terres hautes. L’une, le revers du Fourillon, est montagneuse ; l’autre est agréablement diversifiée par des coteaux, des vallons, des bois, des groupes de maisons. La terre du nord est généralement escarpée. Sur quelques points, néanmoins, les montagnes s’éloignent de la mer, et laissent à leur base un espace plus uni, sur lequel se sont formés des établissements de pêche ; telles sont l’anse Saint-George et la Grand’Grave, occupées par des familles venues de Jersey. L’industrie et l’esprit d’entreprise de ces Jersiais, comme on les nomme ici, leur procurent, bientôt après leur arrivée, une aisance qu’ils n’auraient jamais connue dans leur pays.

 

Juin, 28. 

Nous sommes reçus chez Guillaume Girard, premier marguillier du lieu, quoique encore protestant. Girard est un des plus riches pêcheurs de la Malbaie. Arrivé pauvre de l’île de Jersey, à force d’activité et d’industrie, il est parvenu à réaliser une petite fortune. Outre ses propriétés foncières, il possède dix-sept berges, qui depuis le printemps ont déposé sur ses vignots mille quintaux de morue. La morue est fort abondante dans les eaux voisines ; souvent elle s’y jette en si grande quantité, qu’elle est poussée au rivage. Dernièrement on en a trouvé des masses considérables, qui, en poursuivant le capelan, s’étaient aventurées dans la rivière de la Malbaie, et étaient restées à sec sur le sable.

 

Juin, 29. 

[…] Trois compagnies occupent une large part du commerce de poisson, dans le district de Gaspé ; ce sont les maisons Robin, Janvrin, Buteau et LeBouthillier. MM. LeBouthillier et Buteau se sont associés depuis peu d’années. Le chef-lieu de leurs opérations est à Percé, d’où ils exportent surtout la morue de réfection. M. LeBouthillier dirigeait auparavant dans ce pays les affaires de la maison Robin. 

Il y a soixante ans, un jeune homme de Jersey, nommé Charles Robin, vint s’établir à Percé, où il n’y avait encore que quelques habitants. A l’intelligence et à l’activité de ses compatriotes, il joignait une instruction supérieure. Il s’engagea avec succès dans le commerce du poisson, et ses affaires s’étendirent graduellement. Autour de son établissement, se réunirent plusieurs jersiais, ainsi que quelques familles irlandaises, canadiennes et acadiennes.

Percé prenait un accroissement rapide. Vers 1808 et 1809, lorsqu’en Europe la population des campagnes, arrachée aux travaux de l’agriculture, se portait en masse dans les camps, le prix des vivres devint très-élevé ; la morue se vendit alors jusqu’à six louis le quintal. Aussi les profits du commerce furent si considérables pour M. Charles Robin, qu’il ne savait plus où placer ses capitaux. Il s’associa ses neveux, qui avaient les goûts et les talents de leur oncle et qui continuèrent les affaires. Quoiqu’il soit mort depuis dix-neuf ans, les opérations de la compagnie sont encore conduites dans le même esprit qui a présidé à sa formation.

Cette maison possède trois grands établissements, un à Percé, un à Grande-Rivière et le principal à Paspébiac. Aucun des propriétaires ne réside sur les lieux. M. Philippe Robin voyage en France et en Italie ; de là, par lettres il communique ses plans et ses ordres, que M. Jacques Robin, résidant à Jersey, est chargé de faire exécuter. Dans le district de Gaspé, les affaires sont dirigées par six commis, placés deux par deux. Ces employés doivent être célibataires, ou bien, s’ils sont mariés, ils ne doivent point avoir leurs femmes auprès d’eux. On leur a imposé un règlement très-sévère, entrant dans les plus minutieux détails de la conduite à tenir, et spécifiant même les plats qui, chaque jour, doivent être servis à la table. Si ce règlement était fidèlement observé, leur cuisine ne serait pas dispendieuse. Quoique les émoluments des commis soient faibles, jamais, cependant, maître n’a été mieux servi que ne le sont MM. Robin. Choisis vers l’âge de quatorze ans, et formés pendant quelque temps auprès des chefs, ces employés sont envoyés dans les établissements de Gaspé, où les intérêts de la compagnie semblent s’identifier avec les leurs. Tous les deux ans, un des commis de chaque magasin va passer l’hiver à Jersey, afin de rendre compte de l’état des affaires.

Un des grands principes de MM. Robin est de ne permettre aucune innovation. L’on rapporte bien des traits de leur attachement à l’ordre établi; je n’en citerai qu’un. Leurs navires de cabotage doivent se terminer en cul-de-poule ; il y a peu d’années, leur principal charpentier, faisant un brick pour le service de la côte, crut devoir lui donner une poupe quarrée, parce que le bois qu’il employait favorisait cette forme. Quelques mois après, il reçut l’ordre de le défaire, et de le rebâtir à poupe allongée ; les chefs joignaient une injonction sérieuse de conserver rigoureusement les anciens usages.

[…] Nous revenons de notre excursion aérienne assez tôt pour rencontrer, à la table de M. Montminy, le représentant du comté de Gaspé, M. LeBouthillier, homme distingué par son urbanité, son activité et ses connaissances. Suivant lui le comté possède environ six cents berges de pêche ; les profits sont tels, à certaines époques que vers la fin de juin, dans le seul port de Percé, la valeur du poisson qui se prend chaque jour est d’environ cinq cents louis.

 

Juillet, 2. 

[…] [À Grande-Rivière] Ici règne une aisance qu’on ne rencontre pas dans nos plus riches paroisses du district de Québec. Les marchands forains apportent des provisions en abondance, et quelquefois à assez bas prix, comme cela est arrivé cet été; en retour, ils prennent de la morue marchande. Néanmoins, les choses changent durant l’hiver, chez ceux qui ont manqué de prévoyance et d’économie ; ces derniers se voient souvent réduits à une grande gêne, pour avoir imité la cigale, au lieu de suivre l’exemple de la fourmi. Malgré ces exceptions au bien-être général, tous les habitants de la Grande-Rivière sont restés hors de la dépendance de la maison Robin, qui n’a pu établir ici sa domination, comme elle l’a fait à Paspébiac.

 

Sources

Jean-Baptiste-Antoine Ferland. La Gaspésie. [Québec?], A. Côté et Cie, 1877. 300 pages. Texte intégral disponible sur Internet Archives

Mario Mimeault, “Jean-Baptiste-Antoine Ferland. Les pièges du discours”, L’Estuaire, vol. 43, no. 80, mai 2021, p. 27-32.