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Paspébiac en 1836
13 février 2022

En 1836, l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland visite la Gaspésie en compagnie de l’évêque du diocèse, Pierre-Flavien Turgeon. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il publie le récit de son voyage dans des articles (1861) ainsi que des monographies (1866 et 1877). Voici comment le prêtre décrit le village de Paspébiac à l’époque:

« Juillet, 9.

De grand matin, nous dédoublons la pointe du banc de Paspébiac. Le banc ou, comme on le nomme ici, le bagne, est un triangle équilatéral dont la base est formée par la terre ferme ; des deux extrémités de cette base, qui a un mille de longueur, partent deux bandes sablonneuses, larges environ d’un arpent et se joignant à un mille en mer. L’intérieur de ce triangle est un beau bassin, qui communique avec les eaux de la mer par un étroit canal. Le bassin et le goulet étaient autrefois assez profonds pour recevoir des navires ; malheureusement, au milieu du premier se trouvait un îlot, qui, en s’affaissant, l’a rempli de manière qu’il ne sert plus que pour des berges.

La compagnie Robin a, dans ce moment, huit gros bâtiments mouillés dans le havre voisin du banc. Venus ce printemps avec une cargaison de marchandises, ils repartiront chargés de morue, au commencement de l’automne. En attendant, les matelots sont occupés à faire la pêche et à préparer le poisson.

Il y a soixante ans, quelques familles seulement habitaient ce lieu, où l’on compte aujourd’hui six cents âmes. Une partie de la population paraît être venue de Plaisance dans l’île de Terreneuve ; elle s’est depuis augmentée par l’adjonction de Basques, de Canadiens et de Jersiais. La renommée nous l’avait d’avance peinte sous des couleurs assez sombres ; aussi fûmes-nous surpris de la trouver beaucoup mieux qu’on ne l’avait faite. Les Paspébiacs ne seraient certainement pas des ornements dans un salon; pour la science et pour les lettres, ils figureraient assez tristement à côté d’un Arago ou d’un Chateaubriand.  » Mais après tout, » vous diront-ils avec complaisance, les Paspébiacs, ils étions des hommes rares ; pour la pêche, pour la chasse, pour prier le bon Dieu, ils n’en craignions point. » Ils paraissent vifs et emportés, et cependant ils sont toujours prêts à rendre service ; ils parlent avec véhémence et à tue-tête, de sorte qu’on les croirait fâchés, tandis qu’ils se disent des douceurs. Un Paspébiac crie-t-il à son voisin : « Taise-toi, ou je t’enfonce un croc dans le gau ; » il lui fait un compliment qu’on adresse qu’aux plus intimes amis.

Emmanuel Brasseur, le bras droit du missionnaire, est le beau idéal du Paspébiac. Sec, fort et vigoureux, les yeux brillants, plein de vie et de feu. il passe pour un habile pêcheur et un intrépide marin. Ses prouesses sur la mer sont nombreuses, et il aime à les raconter. Sa langue ne lui suffit pas pour exprimer ses pensées ; car, quoiqu’il parle vite et haut, il emploie toutes les parties de son corps, pour présenter avec plus d’énergie les incidents et les faits que sa parole s’occupe à décrire. Vous dit-il les tempêtes qu’il a essuyées dans sa berge ? Il se balance comme les mâts, il bondit comme la vague, il siffle comme les vents déchaînés. Rappelle-t-il quelques exploits au pugilat ? Sur votre tête, il promène un poing décharné et dur comme un marteau, et à chaque instant il menace de vous assommer. Vous raconte-t-il comment le médecin a coupé la jambe à son fils? il s’étend sur le plancher, s’arme d’un couteau, se roidit, se roule, se tord comme une couleuvre blessée, et cherche ainsi à exprimer les sensations de la douleur, que lui-même n’a jamais éprouvée. Cette dernière est une longue histoire, qu’Emmanuel termine en déclarant que, pendant une semaine, « le joculot n’avions pas d’autre goût que de flairer de la douceur. » — Dans le français des Acadiens, adopté en grande partie par les Paspébiacs, le joculot est le dernier garçon de la famille ; flairer de la douceur, veut dire manger du sirop.

Quoique voisins, les Acadiens de Bonaventure et les Paspébiacs ont peu de rapports ensemble. De mémoire d’homme, l’on n’a point vu un garçon d’une de ces missions épouser une fille appartenant à l’autre. Des deux côtés, un certain orgueil de caste s’oppose à ces alliances.

Le presbytère de ce lieu est assez commode ; une terre, de dix arpents en superficie et toute défrichée, est destinée à l’usage du missionnaire. Aussi les Paspébiacs voudraient-ils avoir un prêtre résidant, qui desservirait le Port-Daniel, tandis qu’un autre missionnaire serait chargé de Bonaventure et de Cascapédiac. Monseigneur de Sidyme approuve fort ce projet, qui serait avantageux à toutes les parties intéressées.

Les habitants de Paspébiac dépendent complètement de la maison Robin. Lorsque le gouvernement se décida à concéder des terres, M. Charles Robin, qui jouissait ici d’un pouvoir absolu, exposa aux pêcheurs qu’il leur serait plus avantageux de n’avoir chacun qu’un lopin de dix arpents, parce que la culture en grand les détournerait de la pêche. Ils se laissèrent persuader, et maintenant ils regrettent leur folie. Ces petits terrains, ne fournissent qu’un peu de pacage, et les propriétaires doivent tout acheter aux magasins de la compagnie, qui leur avance des marchandises à crédit, et dont ils demeurent toujours les débiteurs. *

Quand ils veulent secouer leurs chaînes et porter ailleurs leur poisson, on les menace de les traduire pour dettes, devant les tribunaux, qu’ils redoutent. Force leur est de se remettre sous le joug, et d’expier par une longue pénitence leur tentative d’émancipation.

Le règlement imposé aux agents leur défend de rien avancer aux pêcheurs, avant un temps marqué ; les hangars seraient-ils pleins de provisions, pas un seul biscuit ne sera distribué avant l’époque déterminée. Comme les pêcheurs ne sont payés qu’en effets, ils ne peuvent rien mettre de côté pour l’avenir ; mais quand ils ont pris ce qui leur est nécessaire, on achève de solder leurs comptes avec des objets de luxe. Aussi les filles sont-elles ici mieux vêtues que les élégantes des faubourgs, à Québec.

Les écoles sont proscrites. « Il n’y a pas besoin d’instruction pour eux, » écrivait M. Philippe Robin à ses commis ; « s’ils étaient instruits, en seraient-ils plus habiles à la pêche ? »

Lorsque les Paspébiacs prirent leurs terres, la forêt descendait jusqu’au banc, sur lequel ils avaient élevé leurs maisons. Les défrichements s’étendirent, et il fallut songer à se rapprocher du théâtre de leurs travaux agricoles. Ils se bâtirent donc dans le bois ; et, quoique aujourd’hui les arbres aient été abattus, ils continuent de désigner leurs habitations d’hiver sous le nom de maisons du bois, tandis que leurs habitations d’été sont les maisons du bagne.

Sur la terre ferme, près du havre, est la résidence ordinaire des commis de MM. Robin: c’est un joli cottage, à demi caché au milieu d’un bosquet. Sur le banc, un vaste établissement renferme les magasins, les hangars, les chantiers, ainsi qu’une maison qui sert de demeure aux agents pendant le temps de la pêche. Dans ce lieu, règne un ordre admirable ; les cours sont couvertes de gravier, qu’on applanit sous le rouleau ; tous les bâtiments sont blanchis à la chaux ou peinturés : les chantiers pour la construction des navires de la compagnie sont pourvus, en abondance, des meilleurs métériaux.

Paspébiac renferme le dépôt principal des marchandises destinées au pays, et du poisson préparé pour les marchés étrangers. C’est d’ici que partent les bâtiments qui vont porter la morue aux Antilles, au Brésil et en Italie. Une bonne fortune toute spéciale s’est attachée aux navires de la compagnie. Chaque année, depuis plus d’un demi-siècle, ils sont expédiés vers différentes parties du monde, et il ne s’en est encore perdu que deux, tant est grand le soin que mettent les chefs à choisir de bons capitaines et à n’employer que des bâtiments convenablement équipés. Pendant la dernière guerre, tous les navires des Robin étaient armés de canons, et en état de se défendre contre les armateurs des Etats-Unis.

* La compétition a opéré de grandes améliorations dans l’état des choses depuis que la maison LeBouthillier a établi des magasins à Paspébiac.

Juillet, 11.

Après midi, nous faisons voile de Paspébiac. Comme des chemins sont ouverts entre ce lieu et Bonaventure, M. F. nous a devancés, et il est parti ce matin dans la voiture d’un de ses amis.

Suivant quelques touristes, Paspébiac est le plus beau site de toute la baie des Chaleurs. En effet, de la mer, le coup-d’œil est vraiment remarquable. Au niveau des eaux, s’avance le banc, qui présente à sa pointe une masse d’édifices éclatants de blancheur, tandis que, sur ses flancs, s’étend la longue ligne de maisons des pêcheurs. Dans cette partie, se déploie le mouvement qui distingue les pêcheries un peu considérables. Au second plan, le coteau s’élève régulièrement, et déroule un beau tapis vert, dont l’uniformité est brisée par des bouquets d’arbres, et par les habitations d’hiver ; au milieu de ce village, l’église catholique et la chapelle protestante forment deux objets saillants ; le fond du tableau est fermé par la forêt, aux teintes sombres et sévères.

Le vent d’est nous amène une pluie abondante, la première qui soit tombée depuis le printemps dans la Gaspésie. Ce matin même, les Paspébiacs assistaient avec piété à une grand’messe, chantée pour obtenir de Dieu la cessation de la sécheresse ; rendus à Bonaventure, nous apprenons que cette pluie bienfaisante ne s’est pas étendue hors des limites de Paspébiac.”

 

Sources

Jean-Baptiste-Antoine Ferland, La Gaspésie. [Québec?], A. Côté et Cie, 1877, p. 180-190. Texte intégral disponible sur Internet Archives

Mario Mimeault, “Jean-Baptiste-Antoine Ferland. Les pièges du discours”, L’Estuaire, vol. 43, no. 80, mai 2021, p. 27-32.